par Yves Dorion

« Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne, et l’assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume. Or il n’y en a aucune en particulier que nous ne puissions comprendre si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitae (innées en notre esprit), ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir. Au contraire nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la connaissions. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la fait estimer davantage ; ainsi qu’un roi a plus de majesté lorsqu’il est moins familièrement connu de ses sujets, pourvu toutefois qu’ils ne pensent pas pour cela être sans roi, et qu’ils le connaissent assez pour n’en point douter. On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer comme un roi fait ses lois ; à quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut changer. – Mais je les comprends comme éternelles et immuables. – Et moi je juge le même de Dieu. – Mais sa volonté est libre. – Oui, mais sa puissance est incompréhensible ; et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance ».
Lettre à Mersenne du 15 avril 1630

EXPLICATION

Combien nous sommes dépassés par Dieu, que Son entendement n’est pas semblable au nôtre, et que Sa puissance nous est inintelligible, c’est ce que Descartes fait savoir à son correspondant. Dieu dit-Il que deux et trois font cinq parce que deux et trois font cinq, ou bien deux et trois font-ils cinq parce que Dieu dit que deux et trois font cinq ? Autrement dit les vérités éternelles doivent-elles être reconnues telles, parce qu’elles s’imposent à Dieu lui-même autant qu’à nous, ou bien parce qu’elles sont seulement voulues telles par Dieu ? Tel est le problème que Descartes tranche en faveur de la seconde solution, sans l’ombre d’une hésitation, avec une assurance d’autant plus surprenante qu’il manifeste ordinairement une très grande prudence sur les questions de théologie. Il est vrai que cette réponse entraîne qu’il reconnaisse à Dieu des attributs très conformes à ceux que lui accordent les théologiens…

Quelle sorte de dieu Dieu est-Il ? Les Olympiens de la tradition grecque sont très anthropomorphes, autant par leurs passions que par leur apparence corporelle. L’image qu’on peut s’en faire à la lecture des poèmes homériques, ne conduit pas à s’en donner une haute opinion. Celle-ci sera même d’autant plus mauvaise qu’ils y apparaissent soumis à des puissances qui dépassent la leur. Ceux même que la hiérarchie place au premier rang doivent encore obéir à plus fort qu’eux. Ils ne peuvent par exemple sauver de la mort les hommes qu’ils aiment, ils ne peuvent empêcher qu’il leur advienne ce qui est écrit. Zeus ne peut sauver Achille, ni épargner les travaux à Hercule. Platon, qui coule adroitement sa philosophie dans la mythologie, refuse d’identifier Dieu au despote et le soumet à la loi. Dans sa philosophie, si Dieu dit que deux et trois font cinq, c’est parce que deux et trois font cinq. Les vérités mathématiques, les valeurs morales, les idées en général, sont reconnues par lui et non produites par lui. En ce sens elles sont vraiment éternelles.
Telle est la conception que Descartes repousse avec mépris. Il veut qu’on sache que son Dieu n’est pas de ces fantoches, qu’avaient imaginés les païens, et qu’Il est comme un roi c’est à dire, à son avis, au-dessus des lois. Par là il veut faire mesurer la distance qui sépare Dieu des hommes : celle qui sépare le roi de ses sujets en est la métaphore. Toutefois ce que celle-ci est destinée à montrer n’est pas que le premier commande aux seconds, proposition qui ne saurait faire l’objet d’aucun débat, mais plus subtilement que le premier est le maître de ce à quoi les seconds sont soumis, en l’occurrence les vérités. Telle est la proposition en débat, qui concerne le rapport de Dieu avec les vérités. C’est Lui qui les établit, elles sont dans leur rapport avec Lui comme sont les hommes ou le monde, Il les crée. Les vérités sont en effet créées par Dieu – donc improprement dites éternelles – parce qu’en Lui vouloir et créer sont une seule et même chose. C’est ce qui nous rend Sa puissance absolument inintelligible. Si Lui n’est pas soumis aux vérités, celles-ci en retour sont absolument dépendantes de Lui. Elles ne sont établies dans la nature que parce qu’Il les pense.
En outre, de même qu’elles sont établies dans la nature par Dieu souverainement, elles s’imposent à notre esprit. Ces vérités appartiennent tellement à notre esprit qu’on peut les dire nées avec lui. Notre esprit est ainsi fait qu’il ne peut ne pas penser ces vérités, dès lors qu’il y fait attention. Elles lui sont intelligibles, à supposer seulement qu’il se porte à les considérer. Que deux et trois font cinq est une idée tellement claire et distincte que notre esprit ne peut la nier. Les vérités dites éternelles, qui sont les lois de la nature, sont complètement intelligibles à l’esprit humain. Les comprendre ou pas ne relève plus que de la méthode. L’esprit qui conduit par ordre ses pensées ne peut pas manquer d’en voir la vérité. Afin de les connaître il n’a pas besoin de chercher ailleurs qu’en lui-même. Si le roi avait un semblable pouvoir, ses sujets ne lui seraient pas désobéissants, car c’est en leur âme propre qu’ils trouveraient inscrits ses commandements.
Mais si le roi n’a pas la puissance de le faire, par contre relativement aux vérités, prétendues éternelles, des mathématiques, comme relativement au bien et au mal (cf. Réponses aux sixièmes objections, § 4), Dieu a ce pouvoir et personne ne peut s’aviser de penser le contraire de ces vérités qu’Il a inscrites en les âmes. Telles sont les « notions primitives ». Un esprit ne peut penser n’importe comment. Avant même qu’il ait appris de l’expérience ce que peut être seule celle-ci pourra lui enseigner, sont déjà imprimées en lui des vérités qu’il ne peut nier. La certitude et l’évidence, que par ailleurs Descartes se plaît à reconnaître aux mathématiques, consiste en ceci qu’au terme de chaînes plus ou moins longues leurs raisonnements ramènent toujours leurs propositions à des notions primitives. L’esprit comprend donc ce que Dieu met en lui. Une idée intelligible n’est rien d’autre qu’une idée que Dieu a placée en l’esprit, ou une idée démonstrativement liée à une idée de cette sorte.

Mais forcément si l’intelligibilité d’une idée consiste à être placée par Dieu en l’esprit humain, Celui qui l’y place, le Créateur lui-même, échappe à cette définition. Celui qui rend toute vérité intelligible ne saurait être Lui-même intelligible. Aussi à l’égard de Dieu notre esprit a-t-il deux actions, dans lesquelles sa capacité est très différente. Premièrement il peut Le connaître, c’est à dire savoir qu’Il existe et savoir aussi quels sont Ses attributs, tels que la toute puissance, l’éternité, l’omniprésence, ou l’omniscience. Mais deuxièmement il ne peut Le comprendre, c’est à dire qu’il ne peut se mettre à Sa place et juger de Ses raisons. Son entendement est infini, aussi comprend-Il ce que le nôtre ne comprend pas. Aussi ne pouvons-nous Le comprendre. C’est une distance infranchissable qui nous sépare de Dieu, comme il est évident qu’elle doit séparer le fini de l’infini. Dieu est comme un roi qu’on ne comprend pas. Telle est la portée de la métaphore : si elle n’était que l’image du commandement, elle ne ferait pas de Dieu un inintelligible. Mais en tant qu’image d’un rapport à la loi radicalement différent du nôtre, elle implique que nous ne puissions Le comprendre. On Le connaît, on sait qu’Il existe, on sait quelle est Sa puissance, mais Ses décisions ne sont pas discutables, elles ne sont pas même analysables, parce que les raisons en sont insondables à un esprit dont l’entendement est limité. Ainsi un esprit fini doit-il reconnaître que les vérités prétendues éternelles sont établies et hors de doute, même s’il ne comprend pas – et justement parce qu’il ne comprend pas – pourquoi elles les sont.
Le petit dialogue qui clôt ce passage de la lettre oppose Descartes lui-même, qui fait les réponses, à quelque contradicteur, dont les objections feraient un dangereux hérétique, parce qu’il prétendrait comprendre Dieu et non plus seulement Le connaître. Cet objecteur voit de la contradiction entre l’idée qu’il se fait des vérités mathématiques, qu’elles sont éternelles, et l’idée qu’il se fait de la volonté de Dieu, qu’elle est libre. Usant seulement de Sa volonté, Dieu pourrait faire que ces vérités cessent d’être vraies, puisqu’Il n’y est pas soumis. Il pourrait faire que d’autres qui ne l’étaient pas deviennent vraies. Cet objecteur serait alors coincé devant une alternative dont aucun des deux termes n’est admissible : soit il devrait dire qu’il n’y a pas de vérités éternelles, soit il devrait dire que Dieu leur est soumis. Puisque manifestement il ne comprend pas comment il pourrait renoncer à la vérité des mathématiques, il va être conduit à renoncer à la volonté libre de Dieu, ce que Descartes a sévèrement condamné dans le début du passage. Le Dieu païen n’est pas le sien. Le sien est le Dieu biblique, Celui que beaucoup de théologiens, tant juifs que chrétiens (Saint Augustin, Maïmonide, etc.), s’accordent à reconnaître inintelligible. Il est tel en particulier parce que nous devons admettre, sans pour autant pouvoir le comprendre, que Sa volonté peut se porter vers le contraire de ce qu’Il décide être vrai et qu’Il crée. Si en Lui vouloir et créer sont une seule et même chose, il n’en va pas de même de penser. Nous pouvons reconnaître sans difficulté que la puissance de Dieu s’étend à faire, c’est à dire à créer ce que nous comprenons, comme ces vérités mathématiques, que nous tenons pour éternelles. Mais il nous faut reconnaître qu’elle s’étend aussi à faire ce que nous ne comprenons pas, à ce qui dépasse non seulement notre entendement, mais aussi notre imagination, comme serait le contraire de ces vérités mathématiques, que nous ne pouvons donc à bon droit déclarer éternelles.

Ce Dieu est au-dessus des lois : Il est un despote, comme le montre très clairement la métaphore du philosophe, non pas tant parce qu’Il dicte Ses lois à Ses sujets, mais parce qu’il y a entre elles et eux un abîme infranchissable, un fossé tellement large qu’il Le rend radicalement inintelligible. Ici se trouve ouverte la voie à l’idée de Création, non tellement parce qu’il est admis de l’inintelligible et que la Création est elle-même de l’ordre de l’inintelligible ; mais plus fondamentalement parce qu’il faut une puissance transcendante pour décider du vrai et du bien. Du même coup, c’est aussi l’idée de Révélation, qui est légitimée et celle d’une autorité théologique devant laquelle la philosophie doit s’agenouiller. D’autre part se trouve amorcée la thèse selon laquelle les idées, en tant que sensations, ne se trouvent en l’âme que parce que Dieu les y place. Descartes est le père spirituel de Berkeley.
Cependant malgré les apparences, cette doctrine n’est que celle du jugement. La puissance qui décide du vrai et du bien est l’acte par lequel j’en décide. Deux et trois ne font cinq que parce que je le veux ; le mensonge n’est condamné que parce que je le veux. Le Dieu souverain des vérités n’est pas une autorité transcendante ; il est la métaphore de la liberté inaliénable de mon jugement. Il n’y a pas d’autre Dieu que l’esprit.

Lettre à Mersenne