Réflexions sur la déconstruction moderne du sujet et ses enjeux
Que faut-il comprendre de manière spontanée par ce terme de « sujet »? Nous dirons qu’a priori, voire naïvement, un sujet n’est rien d’autre qu’un être humain, qui possède un corps et est doté d’une conscience, plus exactement d’une conscience de soi qui lui permet de réfléchir sur soi, de se donner une certaine représentation de lui-même et du monde qui l’entoure, et cela à travers tout un système de valeurs et de manières d’être produit par la société dans laquelle il vit. Autrement dit, le sujet n’est a priori rien d’autre qu’une personne : chacun d’entre nous est en ce sens un sujet singulier, avec ses qualités et attributs qui le définissent, sa manière propre de se représenter ce qu’il est et le monde qui l’entoure, bref possède sa façon particulière d’exister et d’agir.
Cette façon immédiate de saisir ce qu’est un sujet rejoint d’ailleurs en grande partie la position de l’humanisme classique issu du siècle des Lumières : le sujet y est en effet considéré comme conscience de soi, comme identité, comme raison, comme être libre, donc autonome, responsable, capable de se représenter la loi et de répondre de ses actes, possédant par là des droits et des devoirs. Une telle conception du sujet réunit ainsi la plupart des acceptions de ce mot : le sujet se saisit comme capable de se représenter le monde à travers le sujet grammatical, le « je » sujet de la connaissance tout comme de l’action, auteur de ses actes, mais aussi comme sujet politique qui se soumet aux lois de la cité qu’il a choisies. Plus fondamentalement, le sujet se définit étymologiquement comme substance, comme ce qui se tient dessous, c’est-à-dire comme ce qui est permanent à travers ses changements, ses accidents : il est identité de soi à soi à travers le temps.
Si tel est le sujet, si ce que croit le sens commun spontanément rejoint le savoir élaboré issu des Lumières, alors toute sa définition est transparente, claire et la chose est entendue. Pourquoi y aurait-il alors à mobiliser aujourd’hui une réflexion, qui n’est d’ailleurs pas nouvelle, sur ce « sujet » ? Quel intérêt peut-il bien y avoir se poser une telle question ?
Problématiques
Nous pourrions avancer que proposer une réflexion sur le sujet, c’est d’abord inviter chacun de nous à penser sur lui-même, sur ce qu’il est, sur la place qu’il occupe dans le monde, attitude qui renoue avec le questionnement originaire, socratique, de la philosophie – le « connais-toi toi-même ». Mais cela serait peu convaincant, ne serait-ce que parce que chacun, à un moment de sa vie, a déjà réfléchi sur lui-même, mais surtout parce que c’est là avant tout une entreprise personnelle et privée qui n’a pas sa place ici.
Ce qui nous amène plutôt à réfléchir sur cette question du sujet, et c’est pour cela qu’il y a urgence et intérêt à mobiliser notre attention, c’est que, pour notre modernité, cette manière que nous avons de nous saisir et de nous définir comme sujet, tout comme celle de l’humanisme classique, est totalement illusoire : penser ainsi le sujet, comme conscience de soi, comme être transparent à lui-même et libre, maître de lui-même, de ses pensée et de ses actes, ne serait rien d’autre qu’une représentation erronée de ce qu’il est. Le sujet ainsi entendu n’aurait en vérité aucune consistance ontologique.
Ce qui revient à dire que nous ne serions pas du tout ce que nous croyons être ou, plus exactement que la manière que nous avons de nous saisir nous-mêmes à travers notre conscience comme sujet n’est pas la bonne. Pourquoi? Parce que, pour notre modernité, le sujet n’existe pas comme tel : il serait le produit d’une représentation idéologique. A vrai dire soit il n’existe pas du tout, soit, s’il existe, c’est de manière morcelée et insaisissable, car c’est une fiction. Autrement dit, nous existons, mais nous ne pouvons pas nous considérer comme des sujets, comme les auteurs de nos pensées, au sens où nous l’avons défini plus haut : c’est ce que ne cessent de nous répéter aussi bien certains philosophes depuis près de deux siècles que les tenants des sciences humaines.
Notre modernité s’est en effet livrée à une entreprise de déconstruction du sujet, à la critique de la conception humaniste classique dont nous sommes pourtant les héritiers.
Le problème, c’est qu’en même temps qu’elle a critiqué cette idée de sujet, cette même modernité n’a cessé de se battre pour renforcer les droits des personnes, elles-mêmes définies comme sujets de droits.
Comment comprendre alors que d’une part l’on veuille nier l’idée même de sujet en la considérant comme illusoire et fictive, et que de l’autre, et dans le même temps, on affirme la nécessité de donner au sujet des droits de plus en plus grands? Il y a là, semble-t-il, si ce n’est une absurdité, tout au moins une contradiction qu’il va alors s’agir de comprendre.
Et ce qui est en jeu, c’est de savoir quelle peut être la place du sujet, s’il existe encore bel et bien, dans le monde d’aujourd’hui ? Doit-il se soumettre à des inconscients sociaux, psychanalytiques, linguistiques ainsi qu’à des structures politiques et économiques qui le définissent et le dépassent, voire l’aliènent, ou existe-il encore des conditions pour qu’il puisse devenir maître de son avenir en comprenant et en maîtrisant les systèmes qui le prédéfinissent ?
C’est pour toutes ces raisons que nous avons appelé cette réflexion « la métaphysique du sujet », titre que nous allons maintenant préciser.
Pour faire court, le mot métaphysique supporte au moins trois acceptions :
1) Historique: Andronicos de Rhodes a appelé, dans son classement des œuvre d’Aristote, « méta- physiques » les ouvrages venant après ceux qui traitaient de la physique
2) Philosophique : la métaphysique est la science des premières causes et des premiers principes transcendants à la nature elle-même : elle situe ses objets (Dieu, l’âme, etc.) au-delà (méta) du monde physique et s’est donnée comme le principe d’explication de la réalité elle-même. En philosophie, elle donne lieu à ce qu’on nomme l’idéalisme, soit l’attitude qui consiste à affirmer qu’il n’y a qu’une seule réalité – l’esprit, l’idée, la pensée – dont tout procède, la matière n’étant le plus souvent qu’une illusion – exemple : Dieu, pur esprit, crée le monde – ou comme n’ayant aucune réalité ontologique. Elle s’oppose en cela au matérialisme, qui affirme le contraire : il n’y a qu’une seule réalité, la matière, dont tout procède et n’en est que la transformation.
3) Comtienne : au sens d’Auguste Comte, l’état métaphysique est un état intermédiaire, transitoire, entre l’état théologique et l’état positif, mais aussi et surtout au sens où il en fait une sorte de moment encore obscur, non défini, indéterminé qui oscille entre la pensée magique et la raison.
Le statut du sujet est donc métaphysique au double sens du terme :
– il est métaphysique au sens 2) où le sujet classique, cartésien, repose sur des fondements métaphysiques (Dieu)
– il est métaphysique au sens 3) où notre modernité en fait à la fois une fiction (il n’existe pas) et une réalité (le sujet existe bien puisqu’il doit avoir des droits).
C’est donc bien parce que le sujet est d’origine métaphysique et que sa déconstruction entraîne des contradictions a priori insurmontables qu’il y a une véritable métaphysique du sujet.
Il s’agit alors pour nous de tenter de comprendre en quoi consiste une telle critique du sujet et d’en mesurer les conséquences, qui sont nombreuses mais qui se retrouvent dans une attitude qui les réunit : celle d’un anti-humanisme fondamental.
Michel