C’est dans les années 1749-1751 que David Hume commence à rédiger les Dialogues sur la religion naturelle, au moment où il écrit L’Histoire naturelle de la Religion.
Il ne s’agit là que d’un premier essai puisque, ayant renoncé à les publier sur les conseils de son ami G. Elliot, il remaniera en 1761 le manuscrit original des Dialogues, qu’il retravaillera encore quinze ans plus tard pour y apporter d’autres modifications ; il y ajoutera notamment un codicile stipulant que les Dialogues devaient être publiés deux ans après sa mort ou échoir à son neveu – qui les fit publier en 1779.
A cet égard, les Dialogues représentent le testament philosophique de Hume.
La question de leur publication est elle-même problématique : comment comprendre que Hume ait attendu si longtemps avant de rendre cette oeuvre publique ? Pourquoi tant de précautions entourent sa publication ?
Nous savons qu’ils ont été publiés en 1779, presque trois ans après la mort de Hume, et que la première fois où le philosophe en a fait mention, c’est en 1751, dans une lettre à G. Elliot datée du 10 mars ( Letters of David Hume, Oxford 1932, I, 153-7) ; c’est dire que la question des Dialogues s’étend sur une période de près de trente années, pendant lesquelles le philosophe aurait rédigé puis laissé de côté son manuscrit, qu’il aurait par la suite complété et corrigé à plusieurs reprises jusqu’à l’année de sa mort en 1776 – attitude qui montre à quel point Hume accordait de l’importance à cette oeuvre.
Dans son introduction aux Dialogues, Michel Malherbe (éditions Vrin, 1997) fait la genèse suivante :
« Un brouillon de tout ou une partie desDialogues, divisé en parties, existe dès 1751, correspondant déjà à un important travail de composition, et même de rédaction, les trois premières au moins s’approchant de leur forme définitive. De 1751 à 1763, Hume fait circuler son texte auprès d’amis sûrs, afin de recueillir leur avis sur le contenu et sur l’opportunité d’une publication. En 1761, ou peu de temps avant, Hume révise son texte (alors achevé), puis le laisse en l’état, pendant 15 ans, jusqu’en 1776. Dans les mois qui précèdent sa mort, il s’applique à une dernière révision.
L’analyse du trvail de révision, tel qu’on peut le reconstituer sur le manuscrit qui est en la possession de la Royal Society d’Edimbourg (et qui a été suivi par le neveu de Hume) autorise quelques conclusions.
L’examen des corrections, de l’écriture de Hume (15 ans séparent ces deux révisions) et du filigrane du papier, montre que :
1/ les premières pages d’introduction, presque vierges de corrections, ont été sans doute mises au propre à une époque plus tardive que celle du reste du manuscrit
2/ les additions de 1776 appartiennent pour l’essentiel à la XIIème partie
3/ l’on peut reconstituer de la façon suivante la composition de la fin de la XIIème partie : l’actuel paragraphe de conclusion par Pamphile suivait initialement le 4ème paragraphe avant la fin dans la texte définitif ( » Il est contraire… « ) ; en 1761, semble-t-il, Hume rédigea dans la marge le 3ème paragraphe avant la fin ( » Connaître Dieu… « ) et en note le paragraphe ( » Il semble évident… « ) ; certainement en 1776, Hume barra la paragraphe écrit dans la marge et le récrivit sur une feuille, suivi de l’actuel avant-dernier paragraphe, et sur une autre feuille il récrivit la note, ainsi qu’un nouveau paragraphe ( » Tous les hommes de saine raison… « ) avec indication d’insertion.
Ainsi il est clair que Hume a porté un soin attentif à l’introduction et qu’il a remis le final plusieurs fois sur le métier« .
Pour que ses Dialogues soient publiés après sa mort, le philosophe a pris « une triple précaution », nous dit M. Malherbe :
« …dans les deux ans après sa mort, le soin de la publication du texte était confié à Strahan ; ensuite, avant cinq ans, à son neveu ; enfin, après cinq ans, à Adam Smith. Il revient sur le sujet dans une dernière lette à A. Smith, le 26 août ; et il meurt le 25 août…« .
Ni Adam Smith, ni Stahan ne prendront le risque de faire publier les Dialogues : c’est sa famille, par l’intermédiaire de son neveu, qui le prendra.
Dans sa correspondance à W. Straham, Hume écrit : « Il y a quelques années, j’ai composé un ouvrage qui ferait un petit volume in 12. Quelques uns de mes amis me flattent d’avoir écrit là la meilleure chose de ma carrière. Je me suis abstenu jusqu’à présent de la publier, parce que j’étais désireux de vivre tranquillement, à l’abri des vociférations« .
Hume se serait donc « avancé masqué » afin de ne pas être inquiété, de « vivre tranquillement » en ne faisant pas publier de son vivant les Dialogues, de même qu’il avait refusé de faire paraître d’autres essais sur la religion, comme celui sur l’immortalité de l’âme et celui sur le suicide ; ceux-ci, qui devaient faire partie d’un recueil intitulé Four Dissertations, furent retirés par Hume lui-même juste avant la publication du recueil en 1757, par peur de poursuites ; elles ne parurent en réalité qu’en 1777, peu après la mort de Hume.
Nous pourrions avancer que c’est par prudence que Hume décide de faire publier ses Dialogues après sa mort, afin d’éviter les critiques de l’Eglise tout comme celles des philosophes. Car après tout, il se livre dans ce texte à des attaques corrosives aussi bien contre les fondements de la religion que contre la croyance en la toute puissance de la Raison que développaient les Encyclopédistes et tenants de la religion naturelle.
Qu’il y ait donc une part de prudence venant de Hume, c’est incontestable, mais cela ne suffit pas pour autant à expliquer une publication post mortem, et cela d’autant plus que le philosophe écossais avait un caractère provocateur, n’hésitait pas à pratiquer une froide ironie.
Nous pouvons nous demander ce que Hume, après avoir été élu Conservateur de la Bibliothèque de l’Ordre des Avocats puis occupé le prestigieux poste de sous-secrétaire d’Etat à Londres, pouvait encore avoir à perdre …
La réponse à cette question est peut-être beaucoup plus simple : de 1769 à 1776, Hume, de retour à Edimbourg, sa ville natale, se consacre en grande partie à la réédition de ses oeuvres, mais aussi au remaniement des Dialogues ; ceux-ci représentent le parachèvement de sa philosophie et, à ce titre, doivent revêtir un caractère définitif. Hume aurait aussi repoussé la publication de son oeuvre parce qu’il ne l’aurait pas considérée comme achevée, et aurait pris des dispositions en ce sens à l’approche de sa fin. Il meurt le 25 août 1776, année au début de laquelle il a encore modifié son texte. Celui-ci aurait donc été publié après sa mort non pas uniquement par prudence, mais aussi parce que son auteur ne l’aurait pas tenu comme parfait, étymologiquement parlant, c’est-à-dire achevé, donnant lieu à de constantes améliorations qui lui auraient fait perdre un temps précieux …
Une telle oeuvre intègre nécessairement son propre inachèvement, non pas au sens où elle ne serait pas finie, terminée quant à son écriture, mais au sens où son contenu philosophique aboutit à travers toute une déconstruction sceptique à une aporie, plus précisément à une suspension de jugement.
La question de la connaissance rationnelle de la nature divine nous renvoie en effet tout autant aux Discours des Anciens (Epicure, Cicéron …) qu’à ceux des Modernes (Berkeley, Clarke, Butler …) dans une circularité à tout jamais répétitive et inactuelle. La publication de ce testament philosophique que constituent les Dialogues sur la religion naturelle représente l’indice de cette inactualité même.