« Premièrement je considère qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, après les plus générales, de l’être, du nombre, de la durée, etc., qui conviennent à tout ce que nous pouvons concevoir, nous n’avons, pour le corps en particulier, que la notion de l’extension, de laquelle suivent celles de la figure et du mouvement ; et pour l’âme seule nous n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté ; enfin pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons que celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions.
Je considère aussi que toute la science des hommes ne consiste qu’à bien distinguer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent. Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car, étant primitives, chacune d’elles ne peut être entendue que par elle-même. Et d’autant que l’usage des sens nous a rendu les notions de l’extension, des figures et des mouvements, beaucoup plus familières que les autres, la principale cause de nos erreurs est en ce que nous voulons ordinairement nous servir de ces notions, pour expliquer les choses à qui elles n’appartiennent pas, comme lorsqu’on se veut servir de l’imagination pour concevoir la nature de l’âme, ou bien lorsqu’on veut concevoir la façon dont l’âme meut le corps, par celle dont un corps est mû par un autre corps. «
Lettre à Elisabeth du 21 mai1643
EXPLICATION
En préambule à une réponse que le philosophe adresse à sa correspondante, ce sont les éléments d’une théorie de la connaissance qui sont posés dans ces lignes. Il doit être entendu toutefois qu’on écarte toute connaissance qui ne serait pas digne de la science, c’est à dire toute connaissance qui ne serait pas certaine. Il ne faut en effet construire tout ce que nous savons qu’en le rapportant à des notions primitives. Les concernant, la lettre énonce deux articles, qui formulent 1° la liste quasi exhaustive de ces notions, auxquelles doivent être rapportées toutes les autres ; et 2° l’impératif de ne rapporter chacune distinctement qu’aux choses qui lui conviennent, afin de constituer une science. Ainsi sont posés les fondements d’une philosophie, selon laquelle non seulement l’expérience n’est pas une condition nécessaire à la constitution d’une connaissance, mais c’est inversement sa mise à l’écart qui est la condition nécessaire pour atteindre la vérité.
Si l’on écarte toutes les notions des objets particuliers (telles que arbre, mouton), celles de leurs qualités sensibles (dur, amer), celles des actions qu’on peut exercer sur eux (déplacer, retourner) ou qu’inversement ils exercent sur nous (brûlure, coupure), bref toutes celles qui peuvent nous être données par l’expérience, notre âme n’est pourtant pas vide, car il reste en nous encore certaines notions. Ce sont celles qu’on peut proprement affirmer être en nous, parce qu’elles n’y sont pas mises par un objet tant des sens internes qu’externes. Si l’on ne prend donc en considération que ces notions qui sont en nous, qui appartiennent à notre âme, il faut encore distinguer qu’il y en a de simples et de composées. A ces dernières appartiennent la figure et le mouvement, la perception de l’entendement et l’inclination de la volonté. Leur appartiennent aussi les notions des actions de l’âme sur le corps et inversement de ses passions. Il y en a sans doute d’encore plus dérivées, comme celles de triangle ou de cercle, qui ne sont plus la figure, mais des figures en particulier, ou la translation et la rotation, qui ne sont plus le mouvement, mais des mouvements en particulier, etc. L’arithmétique, la géométrie, mais aussi la mécanique peuvent être entièrement rationnelles. Et de la même manière il est possible de constituer une science dans le domaine de l’âme seule et dans celui de son union avec le corps.
Quant aux notions simples, celles dont les précédentes sont dérivées, elles peuvent être dites primitives, puisqu’elles ne sont elles-mêmes tirées d’aucune autre. On peut les distinguer entre elles, non selon un degré de primitivité, car il n’y en a qu’un, mais selon la substance à quoi elles s’appliquent. Il y en a d’abord, qui sont extrêmement peu nombreuses, qui sont susceptibles de s’appliquer à toute substance, sans distinction particulière. Ce sont donc les plus générales de nos notions primitives. A celles-ci appartient, on ne saurait en être surpris, celle de l’être, qui certainement est la plus générale de toutes. Mais leur appartiennent encore celles de nombre et de durée, car toute chose est nombrable, qu’elle soit unique ou multiple, et toute chose dure, peu ou prou. Cela est vrai de celles qui relèvent de la pensée, comme de celles qui relèvent de l’extension. L’être, le nombre et la durée ne constituent peut-être pas la liste exhaustive des notions primitives les plus générales, absolument générales, puisque Descartes ajoute : « etc ». Comme il n’ignore pas les catégories aristotéliciennes, il est permis de croire qu’il s’interroge afin de déterminer celles qu’il pourrait retenir à ce niveau de généralité.
Mais il y a d’autres notions qui, sans disposer de la même généralité, sont tout aussi peu dérivées, tout aussi peu composées. La différence avec les précédentes tient à ce qu’on ne peut les appliquer indifféremment à toute chose et qu’il faut au contraire savoir bien distinguer celles auxquelles elles s’appliquent de celles auxquelles elles ne s’appliquent pas. On pourrait être tenté de penser que les notions qui n’ont pas de généralité absolue ne sont pas primitives, qu’elles sont en quelque manière composées de la notion de l’être et de la notion des choses auxquelles elles s’appliquent spécifiquement. On pourrait être tenté de croire, par exemple, que la notion d’extension est dérivée de l’expérience des corps et que celle de pensée est dérivée de l’expérience des âmes. Par suite les notions de figure et de mouvement, elles-mêmes moins primitives que celle d’extension, seraient dérivées de l’expérience que nous avons des corps et d’autres symétriquement seraient dérivées de l’expérience que nous avons des âmes. Les unes et les autres seraient empiriques. La certitude dans les connaissances qui les prennent respectivement pour objet serait alors impossible. Cependant il n’en est rien. En effet si la notion d’extension doit être rapportée exclusivement aux corps ce n’est pas parce qu’elle en est tirée, mais parce qu’elle n’est applicable qu’à eux ; et pareillement si la notion de pensée doit être rapportée exclusivement aux âmes ce n’est pas parce qu’elle en est tirée, mais parce qu’elle n’est applicable qu’à elles. Ce n’est pas du tout pareil : les corps et les âmes sont assurément des choses, cependant l’extension et la pensée n’en sont nullement des notions dérivées. Ce sont au contraire des substances. La notion de l’étendue ne se peut former d’aucune autre et surtout pas de celle de la pensée ; la notion de la pensée ne se peut former d’aucune autre et surtout pas de celle de l’étendue.
Il n’y a cependant pas seulement des notions primitives qui se rapportent seulement les unes à l’âme les autres au corps, il y en a en outre qui ne se rapportent qu’à l’âme et au corps ensemble. C’est donc une autre notion primitive que celle de l’union de l’âme et du corps. Et c’est donc une autre substance que cette union. De sa notion sont dérivées d’autres notions, dont les unes expriment l’action de l’âme sur le corps et dont les autres expriment au contraire l’action du corps sur l’âme. Telle est la notion de passion. Elle a pour patron la notion d’union de l’âme et du corps, comme celles de perception de l’entendement et d’inclination de la volonté ont pour patron la notion de pensée, et celles de figure et de mouvement pour patron celle d’extension.
C’est par conséquent un impératif de méthode que de ne pas se méprendre sur le patron qui convient à la chose dont on s’occupe. Toute la science des hommes consiste à éviter les deux erreurs qui consisteraient la première à ne pas se rendre compte que l’une quelconque de ces notions, parce qu’elle est primitive est indépendante des autres, et la seconde à vouloir rapporter à l’une ce qui relève de l’autre. Personne ne songeant à confondre l’âme avec le corps, et personne ne songeant à rapporter à l’extension des pensées telles qu’une perception de l’entendement ou une inclination de la volonté, ni inversement à la pensée des figures et des mouvements, ce que Descartes a en vue c’est de distinguer, tant de la pensée que de l’étendue, l’union de l’âme et du corps, qui en est indépendante, et de ne dériver de rien d’autre que de cette notion indépendante les notions tant de l’action de l’âme mouvant le corps que des passions et des sentiments, actions du corps mouvant l’âme. D’ailleurs ce qui est à craindre n’est pas que l’on se serve pour expliquer ces choses de la notion primitive de la pensée et de celles qui en sont dérivées, mais de la notion de l’extension et de ses dérivées, les figures et les mouvements.
Ces notions ne conviennent déjà pas pour concevoir adéquatement l’âme, elles ne peuvent assurément pas être plus pertinentes pour concevoir des notions qui en sont composées, comme sont précisément ses rapports tant actifs que passifs avec le corps. C’est tenter de concevoir les choses par l’imagination que de prétendre rapporter à la notion de l’extension ce qui relève de la pensée, ou ce qui relève de l’union de l’âme et du corps. C’est de l’ordre de l’imagination, parce que imaginer consiste à se représenter les choses telles qu’elles peuvent affecter nos sens. La nature de l’âme n’est pas telle qu’elle puisse affecter notre vue ou notre toucher. La nature des rapports entre l’âme et le corps n’est pas non plus telle qu’on puisse expliquer par figures et mouvements l’action de l’âme sur le corps ni l’action du corps sur l’âme. Autrement dit en ces domaines la géométrie et la mécanique ne sont d’aucun secours.
Il faut inventer une autre science pour traiter de l’âme et encore une autre pour traiter de l’union de l’âme et du corps. La première, au moment de cette correspondance, fait l’objet d’une partie des Méditations et sera bientôt reprise dans la première partie des Principes de la philosophie, tandis que la seconde ne fera l’objet des Passions de l’âme que quelques années plus tard. Quoi qu’il en soit de cette répartition dans l’œuvre de l’auteur, il est assuré qu’il n’y a pas d’autre connaissance certaine que celle qui distingue l’une de l’autre les notions primitives, particulièrement qui ne confond pas l’union avec l’extension, et qui n’attribue chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent, et particulièrement qui ne traite pas en termes de géométrie et de mécanique les rapports de l’âme et du corps. Et de la même façon qu’il ne faut que procéder avec méthode dans ces deux derniers domaines, il ne faut que procéder pareillement avec méthode dans le domaine de l’âme et dans celui de son union au corps.
Comme d’autres rêvaient expliquer la somnolence de l’opiomane par la vertu dormitive de l’opium, Descartes rêverait-il d’expliquer que le corps meut l’âme ou que l’âme meut le corps par la notion de leur union ? Se satisferait-il de répondre : « Si l’une agit sur l’autre, c’est parce qu’elles sont unies » ? Ce ne serait qu’une explication ad hoc, purement verbale. Heureusement à qui lit les Passions de l’âme il est évident qu’elle serait si absolument inutile que, fort à propos, Descartes y explique tout par figures et mouvements. Faut-il le condamner pour y avoir cédé à la bonne vieille imagination ?