par Yves Dorion

« Epicure n’a pas eu tort, considérant en quoi consiste la béatitude, et quel est le motif, ou la fin à laquelle tendent nos actions, de dire que c’est la volupté en général, c’est à dire le contentement de l’esprit ; car, encore que la seule connaissance de notre devoir nous pourrait obliger à faire de bonnes actions, cela ne nous ferait toutefois jouir d’aucune béatitude, s’il ne nous en revenait aucun plaisir. Mais pour ce qu’on attribue souvent le nom de volupté à de faux plaisirs, qui sont accompagnés ou suivis d’inquiétude, d’ennuis et de repentirs, plusieurs ont cru que cette opinion d’Epicure enseignait le vice ; et, en effet, elle n’enseigne pas la vertu. Mais comme lorsqu’il y a quelque part un prix pour tirer au blanc, on fait avoir envie d’y tirer à ceux à qui on montre ce prix, mais ils ne le peuvent gagner pour cela, s’ils ne voient le blanc, et que ceux qui voient le blanc ne sont pas pour cela induits à tirer, s’ils ne savent qu’il y ait un prix à gagner : ainsi la vertu, qui est le blanc, ne se fait pas fort désirer, lorsqu’on la voit toute seule ; et le contentement, qui est le prix, ne peut être acquis, si ce n’est qu’on la suive.
C’est pourquoi je crois pouvoir ici conclure que la béatitude ne consiste qu’au contentement de l’esprit, c’est à dire au contentement en général ; car bien qu’il y ait des contentements qui dépendent du corps, et les autres qui n’en dépendent point, il n’y en a toutefois aucun que dans l’esprit : mais que, pour avoir un contentement qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu, c’est à dire d’avoir une volonté ferme et constante d’exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d’employer toute la force de notre entendement à en bien juger. »

Lettre à Elisabeth du 18 aoüt 1645

EXPLICATION

Une audacieuse assurance s’exprime dans cette page. Elle se signale dès sa formule initiale. La pensée d’Epicure a été abominablement travestie et salie pendant deux millénaires, à ce point qu’il a couramment été traité de porc par les moralistes, et voici qu’on l’analyse impartialement (il doit se retourner – d’aise – dans sa tombe). Même si la litote ôte au jugement de Descartes toute apparence vindicative, il n’en demeure pas moins qu’elle donne raison au philosophe du Jardin. Ce qui lui a valu d’être honni, c’est le rôle qu’il a accordé au plaisir. Parce qu’il tient les dieux pour indifférents aux activités humaines, il doit chercher le critère du bien en dehors de leur prétendue volonté. C’est ce qui soulève l’ire d’abord des Stoïciens, puis des Chrétiens. Ils se scandalisent qu’il ose déterminer la nature du bien sans se soucier d’une loi divine. Partant de là ils le calomnient sans scrupule, et quiconque s’abstient de condamner le plaisir est coupable à leurs yeux du même crime. Dans sa correspondance Descartes marque une singulière liberté de jugement.
Bien avant Epicure et bien au-delà de Descartes, le rapport du plaisir et de la vertu est source de polémiques entre les philosophes. Qu’il faille rechercher et louer la vertu est évidemment hors de débat. Mais la question porte sur la nature du plaisir, par suite sur son droit de constituer une fin, et encore sur son antinomie éventuelle avec la vertu. Le rapport qu’il établit entre le plaisir et la vertu vaut à Epicure la condamnation indignée des Stoïciens pendant quelques siècles, relayée par celle des pères de l’Eglise pendant plus de mille ans. Or Descartes refuse de condamner sa réponse. La recherche du plaisir n’est sans doute pas la recherche de la vertu, mais elle lui est coordonnée. C’est non seulement le jugement du Français, mais c’est aussi celui qu’il attribue au Grec. La métaphore développée dans cette lettre explique de quelle manière ces deux fins se lient l’une à l’autre.

Le Moderne donne raison à l’Ancien d’avoir identifié dans la volupté la fin des actions humaines. Il ne veut nullement dire qu’il fait la constatation que les hommes se donnent à eux-mêmes cette fin. Une telle constatation pourrait s’ordonner avec la condamnation de pratiques qui ne relèveraient que de mœurs détestables. Il estime que la volupté est bien le but qu’il faut rechercher, parce que c’est d’elle que dépend la béatitude. La béatitude est le contentement de l’esprit qu’éprouve celui qui atteint le souverain bien. Or ce que veulent les hommes, et qui est capable de les faire agir, ce n’est pas le bien. Quoiqu’il reconnaisse que la conscience du devoir puisse suffire à déterminer un homme à bien agir, Descartes ne l’exige pourtant ni des autres, ni de lui. La vertu ne constitue pas le but légitime de l’existence. Par contre le plaisir en est bien le but. Ce qui importe légitimement à un homme, c’est de l’éprouver.
Il est vrai qu’il ne faut pas se méprendre à son sujet. Le plaisir, ou la volupté, ne saurait être interprété de manière à le réduire au contentement des sens. Cette réserve fait référence à une très difficile discussion de la nature du plaisir. Platon l’esquisse dans Gorgias, la reprend et la développe dans Philèbe. Les arguments des naïfs sont toujours les mêmes, et aucun philosophe ne peut penser avoir une fois pour toutes ôté de la tête des hommes une représentation fallacieuse du plaisir. Toujours revient l’illusion d’un plaisir auquel ne participerait pas l’esprit, et qui resterait inaltérablement plaisir, quand bien même l’esprit porterait contre lui une condamnation sans appel. Tout à fait dans la ligne des dialogues que je viens de mentionner, Descartes assure à son tour qu’il n’y a pas de contentement véritable qui ne soit un contentement de l’esprit. C’est en lui que consiste la béatitude, qui est la fin suprême que l’on poursuit. Si l’on ne l’atteint pas, ce n’est pas qu’on ne la vise pas ; c’est plutôt qu’on l’a mal identifiée.
On ne saurait emporter en cette matière aucune conviction sans la préciser quelque peu. Il y a de faux plaisirs, comme de manger et de boire à s’en rendre malade, comme aussi de faire subir aux autres ses caprices. Les naïfs prennent pour plaisir ce qui n’en est pas. Non qu’ils les éprouvent en se méprenant sur leur nature. Après tout, s’ils les éprouvaient en étant persuadés que ce sont des plaisirs, alors que ce sont plutôt des souffrances, il y aurait seulement à leur reprocher leur sottise, pour autant qu’ils ne fissent pas souffrir les autres. Seulement, s’ils ne les éprouvent pas, ce qui est plus dangereux est qu’ils se les donnent pour fin, projettent vers eux leur activité et prétendent y soumettre aussi celle des autres. Or si l’expérience peut être faite de ces prétendus plaisirs, on y trouve qu’ils sont «  accompagnés ou suivis d’inquiétude, d’ennuis et de repentirs ». Il faut bien reconnaître que le frottement produit sur les muqueuses est de nature excitante. Cependant ce qui en fait la volupté, c’est le jugement que l’esprit porte sur lui. Or le naïf ne peut empêcher que hors de la vertu ces frottements ne soient liés à un déplaisir de l’esprit. Celui qui s’adonne au vice ne peut faire qu’il n’éprouve ces inquiétudes, ennuis et repentirs, où s’évanouit la volupté, tout simplement parce qu’aucun esprit ne peut s’y reconnaître. Mais à ce sujet Epicure ne se trompe pas, et Descartes reconnaît qu’il a été calomnié.

Cette mise au point étant faite il convient d’articuler convenablement la vertu et le plaisir. On ne peut déterminer à tendre vers la vertu les âmes les moins hautes, lesquelles sont en vérité incapables de l’atteindre, si on ne leur fait connaître qu’elle est le moyen d’atteindre le plaisir. Quant aux âmes plus élevées, celles qui sont très capables de la vertu, elles ne la désirent que pour autant qu’elles savent que c’est elle qui fait le plaisir. Si les premières sont guidées comme des enfants, tandis que les secondes se déterminent par elles-mêmes «  à faire de bonnes actions », les unes et les autres doivent établir de quelque manière le rapport entre le plaisir et la vertu. Une morale qui enseignerait la vertu, serait celle qui ne tiendrait aucun compte du plaisir, j’entends bien de celui que procure une bonne action. Une morale qui nous ferait un principe d’agir uniquement par devoir, ne pourrait avoir la moindre considération pour le contentement d’esprit éprouvé à faire le bien. Par suite le bonheur ne pourrait, à son sens, venir que d’autre chose que de la pratique de la vertu, et il ne faudrait rien de moins qu’une grâce divine pour le lui obtenir. Descartes ne verse pas dans ce rigorisme, il tient fermement que la béatitude est assurée par la pratique de la vertu. L’acte vertueux, loin de s’accompagner d’inquiétude, d’ennuis et de repentirs, procure le contentement de l’esprit, qui est la béatitude. (Les personnages du marquis de Sade prétendent trouver une volupté suprême à défier les déplaisirs du vice).
La morale d’Epicure est un bon guide vers cette pratique. Si elle n’enseigne pas la vertu, elle enseigne du moins la volupté, et ce n’est pas rien, puisque la volupté est dans l’exercice de la vertu. Afin de mettre en lumière ce mérite et d’en mesurer convenablement la portée, Descartes propose à Elisabeth une métaphore. La vertu y est comparée au blanc, c’est à dire au centre de la cible, qu’on nomme aussi le mille, ce qui met en évidence le prix qui y est attaché. Celui qui ne sait pas qu’en atteignant le centre de la cible il obtiendra du même coup le prix qui y est attaché, n’a pas envie de tirer. Celui qui ne sait pas qu’en pratiquant la vertu il obtiendra du même coup la volupté qui y est attachée, n’a pas envie d’être vertueux. Epicure montre aux hommes le plaisir qui s’attache à la vie réglée, le plaisir de qui ne mange que la part nécessaire à apaiser sa faim, qui ne boit que la part nécessaire à apaiser sa soif, et qui est ami de tous les hommes. Afin d’atteindre la volupté deux choses sont requises. Il faut premièrement voir en quoi consiste la vertu toute seule – et c’est, si l’on se fie à Descartes, à quoi Epicure ne contribue pas – et il faut deuxièmement voir que la volupté lui est liée, et c’est assurément à quoi contribue ce philosophe. Son enseignement est que tout plaisir appartient à l’esprit. De là suit qu’on ne peut pas prendre n’importe quelle excitation des muqueuses pour un plaisir. Sans doute faut-il admettre qu’il y a deux sortes de plaisirs, à savoir que certains dépendent du corps et d’autres non. Le plaisir qu’on obtient en mangeant, en buvant et en baisant ne serait pas obtenu sans le corps, et n’aurait pas d’existence si les hommes n’avaient un corps. Des plaisirs d’une autre sorte ne doivent rien au corps : celui qu’on prend à être ami des hommes, ou à contempler les œuvres de leurs arts, ou à accéder au sens d’un texte philosophique, relèvent de cette seconde catégorie. Descartes n’entreprend nullement de placer les différents plaisirs dans une hiérarchie, qui situerait ceux-ci comme des plaisirs élevés et ceux-là comme des plaisirs bas. Il ne cherche pas à mettre en place une échelle, qui recommanderait ceux-ci plus que ceux-là. Car les uns et les autres, ceux qui dépendent du corps autant que ceux qui n’en dépendent pas, sont des plaisirs de l’esprit. Il n’y a de plaisir que de l’esprit. Seul l’esprit éprouve du plaisir. Il n’est pour s’en convaincre que d’observer les bêtes dans le coït. L’étalon briserait tout pour saillir la jument dont il a flairé les effluves, mais on ne lui voit dans l’acte aucune volupté. Réciproquement la volupté que l’homme éprouve éventuellement dans l’acte n’appartient pas au corps.

Si éventuellement il éprouve dans l’acte une volupté, la raison en est que son acte est vertueux. Ce qu’Epicure n’enseigne pas, est enseigné par Descartes à la fin de sa lettre (comme en quelques autres endroits aussi). La vertu, qui donne le contentement d’esprit, le plaisir qui n’est pas seulement une illusion susceptible de séduire les naïfs, n’est autre que la volonté d’exécuter ce que nous jugeons être bien. La puissance infinie, dont nous disposons pour agir (cf. quatrième Méditation), conformément à ce que notre entendement nous désigne comme le meilleur, mais non contre lui – comme fait Médée – est la vertu. Il n’est pas question ici de telle ou telle vertu, où se retrouve la ferme et constante volonté, comme c’est le cas dans le courage ou dans la tempérance, mais de cette puissance elle-même. C’est elle qui est source de toute volupté. Elle fait effectivement défaut lorsqu’on va au-delà de l’apaisement de la faim et de la soif, comme lorsqu’on recherche pour elle-même l’excitation des muqueuses. Elle est présente au contraire lorsqu’on exécute des actes qu’on peut assumer devant son propre jugement.
Voici une morale heureusement aussi éloignée de la philosophie de Kant (Critique de la raison pratique, cf. l’antinomie, au chapitre de la dialectique), qu’elle est proche de Spinoza (dernière partie de l’Ethique). Il est infiniment plus moral d’enseigner la nature voluptueuse de la vertu que de réduire les hommes à la merci des prédicateurs, qui les font trembler devant la perspective de l’enfer, plus qu’ils ne leur font désirer le paradis ; ce qui dans un cas comme dans l’autre est un honteux esclavage.

Lettre à Elisabeth (2)